Alors que l'Ordre, que les hommes ayant pris part au plus grand massacre d'Edénia ne bougeaient pas, ne réagissaient pas, ne prenaient pas la parole, Télamon s'avança et écarta les bras.
Ses longs cheveux blonds tombaient sur ses épaules et son justaucorps rouge et blanc, quelques mèches grises s'infiltrant avec élégance et sagesse dans cette beauté et ce charisme qu'on lui accordait. Il n'avait jamais été très grand ou très impressionnant, mais il avait toujours galvanisé le regard, ses yeux et son visage angélique pouvant passer de la compassion à la sévérité comme le vent pouvait souffler un village ou aplanir les océans.
Les pierres du pont étaient sales, les rainures, de plusieurs milliers de chariots ayant utilisé le pont le plus large de la Colonie, s'effaçant sous le nombre de cadavres et de marchandises éventrées, sur le côté Ouest, des chariots ayant brûlés il y a de cela quelques heures, les occupants criblés de flèches et certains égorgés à terre. L'odeur était celle de Port Sâr toute entière, le parfum de la mort...
En face, les troupes de l'Ordre ne réagissaient pas, elles étaient en rangs serrés, derrière le Gouverneur, les Loyalistes et volontaires, de ce qui serait plus tard la Marche de Port Sâr, regardaient prêts à agir la scène avec excitation et incompréhension...
Les nuages gris défilaient au dessus de la capitale comme un immense troupeau de moutons des Rives du Tonnerre alors que d'immenses panaches de fumées et de corps carbonisés se joignaient à la masse sale et sombre de ce jour.
Tout autour et en ce point centrale de Port Sâr, l'on pouvait juger de la catastrophe, de l'apocalypse qui régnait... L'Homme n'avait jamais changé, il n'avait jamais compris, il ne voulait pas changer et ne comprendrait jamais...
Il s'étrangla à moitié alors qu'une larme coulait sur sa joue et qu'il baissa les bras devant le corps d'une fillette dont la robe autrefois simple n'était plus que des haillons pourpres de sang séché. Il avait essayé de faire porter sa voix, mais avait émis un son rauque et étrange.
Il se prit la gorge de sa main et reprit levant la tête vers la trahison et l'hypocrisie de religieux sanguinaires.
Bienveillance vient en aide à ton peuple, dieux de Khorel, donnez la possibilité à vos fidèles de se relever un jour du dernier jour...
Il avait levé les mains et avait tourné sur lui même et tous avaient entendu ses paroles, puis il pointa son doigt impérieux vers le Nord.
Je suis Télamon, Gouverneur de Port Sâr et d'Edénia, Colonie de Khorel.
J'ai prêté serment de me battre pour ses terres, pour ses peuples, je me suis acharné toute une vie afin de faire du présent salvateur de nos aïeux, une contrée bienheureuse et épargnée de la décadence de l'Histoire et de Khorel.
Son visage était triste, son visage était sombre, tous l'entendaient, car le silence, ponctué de cris lointains et du bourdonnement des flammes et des éboulis de bâtisses et masures, n'avait été rompu que par le Gouverneur lui même.
Le jour où nous traversâmes les Tumultes et où Bienveillance mena tout un peuple uni et honteux hors du continent de Khorel pour reconstruire une vie loin des vices seigneuriaux, Edénia naquit après maintes morts et souffrances.
En ce jour, vous, soldats de l'Ordre, vous bafouez la propre volonté de Bienveillance d'épargner les Edéniens du fléau de la folie et de la destruction.
Le déchirement de Port Sâr et la mort des milliers de Sâriens resteront dans la mémoire comme l'acte infâme et servile de votre propre individualisme.
Sa gorge se noua et il montra le cadavre de la fillette allongée à terre.
Vous êtes sans-coeurs !
Il avait hurlé ces paroles, il les avait craché à la figure de tous.
Vous pensez pouvoir apporter mieux en faisant couler le sang des innocents et de vos prochains pour... des fous ?!
Il regarda le ciel et laissa choir ses bras le long du corps, la tête renversée en arrière, les cheveux s'étalant avec grâce sur ses épaules, ses pleurs dessinant deux sillons propres sur le visage attaqué par les cendres étouffantes et l'hécatombe environnante.
Bienveillance, en ce jour sombre, j'ai failli,
L'Homme se ment, l'Homme blesse, l'Homme se tue,
Dans le firmament, je cherche la Voie pure,
Quelle importance, Edénia dépérit,
Pourtant, je me bats encor pour la Colonie,
Apportant, pleurs et morales d'une utopie,
Aimant et pardonnant la fin de cette vie,
Que tu as bâti et qu'aujourd'hui je détruis.
Il regarda le Palatin en s'appuyant d'une main au bord du pont et montra de son autre main le brasier, avec ce pincement au coeur, tous se rappelant avoir une fois au moins participé à une fête, à une arrivée de délégation, à une joute verbale, ou à une punition publique. La vie était celle qu'ils avaient ensemble décidé, et les sourires, peut être pour toujours, disparaissaient.
Il est temps de déposer les armes et de cesser cette démence qui emportera chacun d'entre nous, vos familles et vos enfants...
Il sortit Sâr de son fourreau et la montra, la tenant par la lame, comme pour signifier qu'il ne se battrait pas et qu'enfin tout cela serait fini...
Le cri sortit de nul part, d'ailleurs personne ne savait d'où il provenait, et alors que les regards revenaient vers le Gouverneur, une flèche était fichée dans son dos... Une seule flèche...
Le silence se fit encore plus intense, alors que Télamon baissait son épée et la tenait d'une main s'ensanglantant rapidement sous la pression du poing sur la lame, et regardait la bouche entrouverte, un fin filet de sang s'écoulant des commissures de ses lèvres, la tâche pourpre puis brunâtre souiller son justaucorps, il tituba.
... Pardonne leur, Ô Bienveillance, car ils ont perdu tout espoir... Prend leurs mains et serre les dans les tiennes alors que leur haine grossira...
Il cracha du sang et s'appuya contre le bord du pont, toujours debout et brisant la flèche dans son dos, il fermait les yeux.
... Ainsi, ils ne seront plus seuls et frères ils seront...
Ces mots transpercèrent la lourde scène pour des siècles à venir...
... Et lorsque je reviendrai encore plus pur, que les peuples comprendront par delà les eaux froides...
... Ta Voie les guidera vers les cimes de la Paix et la Béatitude...
C'est alors que le ciel s'assombrit... Port Sâr plongea dans les ténèbres, les cris et la panique prenant place, seules les lumières des incendies tout autour baignaient la scène chaotique et apocalyptique. Les gens priant et s'agenouillant, les plus fiers soldats et guerriers jetant leurs armes à terre en suppliant que leurs dieux les épargnent, priant Bienveillance de leur donner une chance de se racheter... Chacun vivait un moment tragique et tous espéraient revoir leurs familles, leurs femmes et leurs enfants, leurs chaumières et fermes...
Les images défilèrent alors que des gens se poussaient et se marchaient dessus et enfin...
La lumière revint, le ciel gris, corrompu par les fumées noires, redonna vie à la capitale.
Et le silence se fit, à la place de Télamon… le vide, rien que le vide...